Perspectives & Prospectives
Bernard-Henri Lévy a écrit un jour qu'il faudra que l'islam se débarrasse de l'islamisme.Voilà une vérité qui ne fait aucun amalgame, puisqu'elle fait la part entre la religion et l'idéologie, mais qui a le mérite de demander aux musulmans de mettre l'islamisme hors la loi coranique. Islam ou islamisme, il faudra choisir, choisir entre le vivre-ensemble, la démocratie ou la haine de l'Autre et la guerre des valeurs. Toute société possède ses règles de vie commune. La nôtre ambitionne de conjuguer les siennes en affirmant les principes de l'Etat de droit. Ce qui signifie que chaque citoyen est pourvu de droits pour lui-même et les siens et de devoirs envers ses semblables. Parmi ces règles, l'expression libre des opinions et le respect de celle des autres.
Une caricature, tout comme un texte, véhicule idées, valeurs sur le mode du rire et de la distanciation. Elle n'est donc pas neutre. Il est dans l'ordre des choses qu'elle puisse heurter ou choquer les esprits les plus engagés ou les plus faibles. L'histoire de ce genre graphique est jalonnée d'exemples plus irrévérencieux les uns que les autres. L'essentiel est que ces dessins - ce ne sont que des dessins - aux codes implicites et connus - il s'agit de regards personnels interpellants, à fonction grossissante, de second degré - soient publiés dans un contexte identifié d'humeur et d'humour, indirectement lié à l'information. Le reste est affaire d'appréciation ou de critique. Les menaces verbales, voire physiques de certains excités et imbéciles à l'encontre des dessinateurs et chroniqueurs libres sont discréditées par leur nature même et renforcent, malheureusement, l'image d'un islam intolérant. Pour certains, les caricatures danoises et de Charlie Hebdo sur le Prophète, dans le contexte d'intervention occidentale en Afghanistan, en Irak, en Syrie, au Mali étaient et demeurent inopportunes. Question de point de vue. Mais étaient-elles, sont-elles illégitimes et fausses pour autant ?
Tournons le dos au discours dominant et à la pensée correcte. Si les cerveaux lobotomisés islamistes entendent briser la démocratie, les esprits chagrins et bien pensants dénoncent quant à eux le "délit de blasphème". Ils entendent ainsi culpabiliser et, in fine, bâillonner la liberté d'expression, la liberté tout court. Celle notamment, en toute lucidité et bienveillance, d'interroger les musulmans sur certains passages du Coran. Exemple:
Sourate XLVII, Mohammad, versets 4, 5 et 37: "Lorsque vous rencontrez des infidèles, tuez-les et faites-en un grand carnage, et serrez fort les entraves des captifs. Ensuite vous les mettrez en liberté, ou les rendrez moyennant une rançon, lorsque la guerre aura cessé. Agissez ainsi (...). Ne montrez point de lâcheté, et n'appelez point les infidèles à la paix quand vous êtes les plus forts, et que Dieu est avec vous; il ne vous privera point du prix de vos oeuvres."
Des millions de pratiquants sincères sont nourris de cette littérature, qui date, rappelons-le, du 7ème siècle. Dans certaines mosquées, de plus en plus sur Internet et les réseaux sociaux, les discours d'Imams autoproclamés et d'incultes en appellent au djihad, non au sens de l'effort sur soi, comme le rappellent nombre de sages oulémas, véritable étymologie du mot, mais bien au sens de la guerre sainte.
Le problème n'est pas l'islam, religion d'amour et de paix, à maints égards, mais la lecture littéraliste du texte coranique. Il n'est donc pas étonnant que, parmi la multitude pacifique des musulmans (1 milliard 500 millions de personnes dans le monde) se trouvent des dizaines, voire des centaines de milliers de radicaux qui enfantent en leur sein les quelques milliers de fanatiques assoiffés de sang et de vengeance. Ils veulent "réparer" les crimes, bien réels, que l'Occident chrétien a commis en terre d'islam depuis des siècles - les Juifs en ont payé relativement le prix au centuple, vu leur nombre limité - L'histoire des croisades est enseigné dans beaucoup d'écoles coraniques (shihoni), comme l'honneur perdu du Livre du Prophète. Ils veulent aussi "purifier" le monde, en lui imposant une Charia (Loi) vue par une tradition nourrie aux sources du salafisme sunnite.
Le terrorisme des islamistes, dont sont d'abord victimes les musulmans eux-mêmes, à l'action sur tout l'arc moyen-oriental, y compris à Gaza, n'est certes pas l'oeuvre des masses islamiques. Mais le texte référentiel lui-même, en certains passages, sans l'indispensable travail d'historicité et d'interprétation moderniste, par une approche littérale, dogmatique et non contextualisée, peut rendre le projet et l'acte criminels souhaitables et légitimes. Il serait temps que des esprits lucides et courageux, à l'instar d'un Malek Chebel, qui en appelle à la rupture avec le discours théologique, dépoussièrent le Coran et s'inspirent des maîtres éclairés de l'islam.
Songeons à Avicenne, qui se mesure aux Anciens Grecs et Romains et fonde l'islam philosophique avec Averroès, qui, lui, demande à l'Homme d'éclairer sa croyance à l'aune de la raison. Songeons à Ibn Khaldoun, qui situe la religion dans son historicité. Il serait temps en effet de faire vivre les religions en tant que pensée et pratique sociales évolutives, non figées dans le marbre dogmatique d'une lecture obsolète et liberticide. Ainsi, les modernistes qui refusent la congélation de leur croyance, refus dont ils ont besoin et le monde avec, indiqueraient aux peuples musulmans, désireux de justice, la seule voie possible d'une coexistence non violente entre les sociétés humaines et leurs systèmes de représentation religieux et philosophiques. Cet aggiornamento théologique des termes et fonctions de la pensée religieuse en islam, nécessaire aussi dans d'autres traditions, se révèle comme le chantier principal de ce début du XXIème siècle.
Ce travail d'affranchissement est en réalité affaire de tous. Le dialogue entre les monde séculier, laïque et régulier et confessionnel doit accompagner ce travail de mise à jour permanent, non comme une tentation de contrôle du temporel sur le sacré, mais comme un enrichissement à l'oeuvre humaine et un progrès vers l'émergence d'une humanité plurielle, par ses cultures, mais indivisibles par sa nature.
Les évangélistes américains, qui nient la théorie de l'évolution darwinienne et orchestrent une croisade contre la science ne sont pas en reste d'intégrisme et d'obscurantisme. L'enjeu n'est autre que la suprématie de l'irrationnel et du dogme, devenus vérité, sur les esprits "pervertis" par la raison. Changer de paradigme, voilà le "projet intelligent". L'hostilité de beaucoup d'Américains de voir s'édifier un centre culturel musulman dans le quartier de "Ground zéro", où les tours jumelles se sont effondrées, le 11 septembre 2001, sous les coups du terrorisme d'Al Quaïda, est révélateur d'un rejet frontal de l'Autre. Cette attitude, tout comme celle de l'Etat islamique, à des degrés différents, est porteuse d'un conflit de civilisations. Le président américain, Barack Obama, protestant, et l'ancien maire de New York, Michaël Bloomberg, juif, ont tous deux compris le danger d'une telle posture d'exclusion, en se prononçant pour la construction de la mosquée.
Même le judaïsme, pétri pourtant de mémoire et ouvert à la contradiction dialectique, qui fait du respect de la Loi et de la liberté du commentaire, c'est-à-dire de l'interprétation, les bases de son identité, n'échappe pas, en ses extrêmes, à la tentation radicale. Souvenons-nous que c'est un Juif, Ygal Amir, enivré d'une haine transmise dans une école talmudique (yéshiva), qui a assassiné le premier ministre israélien, Yitzhak Rabin, dont le crime n'était autre que d'avoir signé un accord de paix avec les Palestiniens de l'OLP. Souvenons-nous, plus récemment, du lynchage ignoble d'un jeune Palestinien, brûlé vif, par une bande de cinglés juifs, aujourd'hui en prison, tout comme Amir, afin de venger l'assassinat écoeurant de trois adolescents juifs israéliens. C'est dire les défis à venir.
A défaut, Samuel P. Huntington aurait eu raison d'annoncer, sans s'en réjouir, l'avènement du choc des civilisations, pour ne pas dire, de guerres de civilisations, sous couvert d'idéologies religieuses monstrueuses. J'ajoute aujourd'hui, que les dessinateurs massacrés de Charlie Hebdo nous ont montré et demandé, par leur rire, leur insolence et leur liberté, de ne pas nous soumettre. Ce n'est donc pas de cette sorte d'abaissement dont nous avons besoin, comme le dernier roman de Michel Houellebecq le laisse entrevoir, mais bien d'insoumission, d'insoumission à tous ordres qui auraient la folle idée nous voir à genoux.
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