Cycles !
Les cycles font partie de la vie. Les relations amoureuses comme les évolutions économiques n'y échappent pas. On rencontre, on se plait, on tombe amoureux, on s'emballe, on se marie, on se déçoit, on divorce. Voilà le cycle court pour les uns. Pour les autres, on ne se quitte pas au premier coup de vent, à la première tempête, quitte à trouver un arrangement de vie commune réaliste, on résiste et l'on prolonge le contrat en se félicitant "d'avoir tenu", d'avoir tourner le dos à l'amour klinex. Voici le cycle long. Certaines années sont marquées par une croissance économique fragile mais constante, d'autres cuvées, par un ralentissement de la production des richesses. Cette fluctuation s'inscrit le plus souvent dans un souffle économique étroit. Le cycle court y est de 3, 4 ou 5 ans pour les montées et de 3, 4 ou 5 ans pour les descentes. Nous sommes là dans les cycles courts dits de Juglar, telle la respiration humaine où se succèdent en permanence inspirations et expirations. Le cycle complet fait donc une petite dizaine d'années. Mais les mouvements économiques connaissent plus fondamentalement des oscillations plus durables. Elles sont comme des maladies sérieuses suivies de rémissions heureuses. Nous sommes là dans les cycles longs dits de Kondratiev; chaque cycle atteint plus ou moins 20 à 30 années pour les dépressions et 20 à 30 années pour les expansions. Le cycle complet fait donc en général un demi-siècle. Même si certains économistes contestent la théorie des cycles, il faut tout de même reconnaitre que beaucoup d'études ont démontré sur plusieurs siècles l'existence des cycles courts et longs qui rythment la vie économique et sociale. Nous nous attacherons ici à tenter d'approcher les réalités des variations en ce qui concerne les relations humaines comme les dialectiques complexes qui scandent les bases matérielles, productives et technologiques, de nos sociétés contemporaines. Sans prétention scientifique.
Dès les années '60 et '70, Rachel Carlson, le Club de Rome et René Dumont nous avaient prévenus. Il faut agir ! En vain ...
Nous, les Vieux, et nos poursuivants !
L'heureuse vie !
Sous les frondaisons des micocouliers et des platanes, sur les terrasses, les plages de Méditerranée et les ports celtiques, sur les ponts des croisières et des rivières, les chemins escarpés des collines et montagnes, sur le sable des déserts exotiques, dans les immenses forêts primaires d'Amazonie, d'Afrique centrale ou d'Indonésie, revisitant le mythe de Tarzan et Jane, dans les salles obscures des cinés, les théâtres à l’affiche ou de poche, les grandes maisons d’opéra, les salles de concerts classiques, de rock, les bals populaires où drague et bière tenaient d'incontournables, les salons de thé et d’écriture, ils sont là et bien là, les futurs Vieux que nous sommes devenus. Impossible de nous rater.
Après l’enfance, l’adolescence et l’âge adulte, les voici réunis sous leur dernière bannière, toujours vaillante bien que plus pâle. La jeunesse niche dans la tête, dit-on, tandis que les artères se nécrosent par le corps. La première laisse la place un jour ou l'autre, l'état des secondes s'impose en général plus tôt que tard. Ainsi va le cycle de la vie; rien ne sera lâché jusqu'à l'extinction des feux.
Blancs, poivre et sel, gris, avec peu ou sans cheveux, les Vieux d’aujourd’hui, puisqu’il s’agit de cette communauté importante, qui ont atteint ou dépassé l’âge légal moyen de la retraite en Europe, qui est de 65 ans, et qui peuvent encore courir les allées des petits plaisirs de la vie, sont les têtes couronnées de l’époque, la génération dorée ! D’extraction modeste ou favorisée, ils sont tous des privilégiés.
Regardez-les. La plupart du temps en couple - les solitaires se déplacent dans des univers parallèles - ils sont nombreux à recevoir les bienfaits des Trente glorieuses. Nés après la Seconde Guerre mondiale, dans l’élan libérateur du Baby-boom, ils ont joué et grandi dans une légèreté sociale que le Vieux Continent n’avait jamais connu. Ils ont entrepris des études ou des formations professionnelles en bossant ferme, tout en se permettant parfois de contester la prospérité que leurs aînés avaient créée à la force du poignet. Et pour certains d’entre eux, souvent les mieux nantis, ils ont même craché dans la soupe avec allégresse et violence, en criant "Mort aux cons !", "Sous les pavés la plage ! - ça ne mange pas de pain - pire, l'imbécile "Il est interdit d’interdire !". Prêts pour le Grand soir ...
Ils se sont lancés dans l’existence et les responsabilités avec confiance, insouciance peut-être. Dans ces années d'abondance, obtenir un travail n’était en rien une sinécure. Ils ont profité à plein des heures dorées de la croissance. Pendant ces années bénies, les systèmes de santé, particulièrement en Europe de l'Ouest, n'ont cessé de monter en qualité, offrant aux populations et patients des services sanitaires jamais atteints. Les coûts de la médecine de ville, les généralistes, et de la médecine en hôpital, les spécialistes, ont explosé, mettant le financement de la sécurité sociale en difficulté. Reste que les générations nées après-guerre ont été soignées et suivies avec un luxe d'encadrement et de services techniques exceptionnels. Elles ont donc pris l'habitude de ce confort. La crise actuelle du financement des systèmes de santé, couplée au déficit structurel de personnels soignants - le métier d'infirmière, mal rémunéré pour les conditions de travail, n'attire plus - les laissent aujourd'hui dans une forme de désarroi, orphelins d'une époque révolue. Il n'est pas facile de s'habituer à la diète.
La sexualité des années 60', 70' et 80', pour le plus grand nombre, n'a connu ni abstinence ni régime, du pain béni pour hédonistes et jouisseurs. Là encore, les femmes et les hommes nés sous la bonne étoile de l'après guerre profitèrent de circonstances inédites. Une légèreté planait sur les moeurs d'alors, pas encore contaminées par le sida. Même si la suite n'a jamais ressemblé au retour à l'ordre moral, les choses ne furent plus pareilles: la chape de plomb qui s'abattit sur les communautés homosexuelles transforma leur univers en camp retranché. Le monde changea et nous avec.
Mais avant, certes avec des guerres coloniales, la croissance généreuse offrit aux Boomers la possibilité d'acheter voitures, cuisines équipées, frigidaires, lave-vaisselles, lave-linges, électricité et gaz à volonté, vacances en caravane, en amoureux ou en famille, en location ou en seconde résidence. Là encore, la profusion fut la norme. Que dire des week-ends à Rome, Barcelone, Venise, Londres ou Paris et des séjours à New York, Marrakech, Assouan ou Tokyo ? Une belle vie tout de même, entre les servitudes boulot/métro/dodo. Un condensé des grandes vacances et des temps modernes.
Le travail, le statut dans l’échelle des vanités - le titre ainsi que le nombre de fenêtres du bureau attribué était un must - la rémunération furent autant d'attributs qui permirent aux générations d’après-guerre de tenir leur rang et de s'évader. Elles l'avaient bien mérité après tout.
Précisons que le luxe de pouvoir rapidement se transporter n'importe où sur la planète concerne de plus en plus de monde. Rappelons toutefois que plus de la moitié de la population mondiale n'y a jamais eu droit. Et c'est assurément un bien. Imaginez un monde global qui engloutirait les ressources de la terre sur le modèle fini des sociétés développées. Non-sens ! Puisque nous sommes les plus gros consommateurs et les plus gros pollueurs, Américains, Européens et maintenant Chinois, n'est-ce pas à nous, peuples bénéficiant de cette modernité, à faire les efforts nécessaires de sobriété pour que la planète ait une chance d'assurer à l'humanité tout entière un avenir viable ?
Les autres, celles et ceux qui n’avaient pas les sous pour finir dignement le mois, on ne les voyait pas dans les hôtels, les restaurants, les brasseries, les cinémas, on ne les croisait pas dans les lieux de villégiature du sud, de l’ouest et "place to be". On ne les voit et croise toujours pas d’ailleurs. En revanche, avec le temps et le goût des autres, sans remonter aux Sans-culotte, à la Commune ou aux Raisins de la colère, depuis Mai '68, une curiosité médiatique nous a permis de les observer au travers reportages et enquêtes de magazines et de télé: la misère sociale se vend bien. On communie même, davantage avec la pauvreté qu'avec les pauvres, en assistant, militants de la cause, à un film des Frères Dardenne ou de Ken Loach. Le top pour les bobos abonnés aux Cahiers du cinéma, orfèvres de salon en lutte des classes. Et puis, on passe à autre chose, on tourne la page et les talons.
Depuis, l’eau a coulé dans les douches à l'italienne et les piscines à débordement. Les autres, ceux du premier lot, des couches moyennes et supérieures, qui s’en sont sorties avec mention bien ou excellent, grâce à un travail acharné, à l’Etat providence, aux évasions fiscales, à des montants de retraite convenables ou confortables, des placements au Luxembourg, en Suisse, aux Îles anglo-normandes et caïmans, comme sevrés des pleines jouissances d’une existence finalement bien courte par 40 années ou plus de labeur, ils ont voulu rattraper le temps et ne plus le perdre. A marche forcée, ils profitent.
Plus récemment, privés littéralement de vivre par deux ans de covid 19, désormais, ils ont encore plus faim et soif de tout et de partout. Ils consomment à tout va, plein pot. Ils avalent les kilomètres en auto et en avion CO2, en nourritures terrestres. Les Vieux font tourner la machine à billets et à cartes de crédit et de débit. Tous les ministres de l’Economie, des Finances et du Budget leur disent merci.
Sans eux, l’économie s'essoufflerait, les banquiers, les assureurs, les notaires, les inspecteurs des impôts, les fonds de pension, les indépendants de la restauration, les personnels de la culture, les gestionnaires du patrimoine et de l’industrie du tourisme seraient en berne. Le savent-ils ? Bien sûr qu’ils le savent et ils les choient (produits ciblés à cette clientèle de jouvence), conscients que les Vieux, leurs revenus et leurs économies déclarées ou non sont, non pas la cerise sur le gâteux, mais le gâteau sur la cerise. On les célèbre comme la nouvelle noblesse de la consommation de masse.
Un bonheur au prix fort !
Mais, car il y a un mais, les Vieux et leur corne d’abondance quitteront bientôt inévitablement cette terre, le plus tard possible. Ils laisseront derrière eux, au mieux une empreinte de soufre, plus certainement une traînée de poudre. Le monde qui vient ne sera pas le monde qui part. Loin s'en faut.
Voyons cela. Si vous entrez dans des toilettes étrangères, une inscription vous demande quelquefois de laisser le lieu aussi propre que vous l’avez trouvé. Eh bien, le monde que les Vieux laisseront, que nous laisserons, avec les informations et les données dont nous disposons à présent, risque de ressembler à une descente aux enfers. L’allégorie dantesque pourrait se réaliser dans le courant du XXIème siècle.
N'abandonnons-nous pas aux plus jeunes ainsi qu’à leurs proches et lointains descendants une nature largement et intensément altérée, blessée, détruite en nombre d’endroits du globe ? Océans, forêts, montagnes, l’air ambiant, l’eau consommée et gaspillée sont désormais atteints durablement par la pollution atmosphérique des carburants fossiles, par nos déplacements compulsifs et nos foyers passoires thermiques, par des industries toxiques et chimiques. La maladie universelle des plastiques, qui a envahi tous les fonds marins, asphyxie l’oxygène des mers et détruit chaque année par milliards plancton, poissons, tortues, dauphins. Toute la chaîne alimentaire en est investie jusqu'à nos estomacs.
Nous assistons, quasiment en silence, probablement celui de la honte, à la destruction systématique des biotopes essentiels. La planète belle et vivante qui fut la nôtre, si seule et singulière dans notre système solaire, voire dans l’univers, la planète bleue, photographiée à l'unisson par les astronautes de la station spatiale internationale, comme pour nous préparer à une nostalgie insupportable, la planète terre, où l’humanité aurait pu vivre décemment, en bonne entente entre les différents écosystèmes naturels et humains, est en train de dépérir. Elle ne disparaîtra pas avant 5 milliards d’années, pas avant son implosion sous la puissance énergétique de notre étoile. Qu'en restera-t-il d'ici là ? Comment les êtres humains à venir vont-ils faire pour survivre en zone cataclysmique ?
Si rien n’est fait radicalement d’ici quelques années - les scientifiques du GIEC parlent de 2030 - et pour les siècles à venir, la terre ne pourra plus nous protéger et nous nourrir collectivement. Le réchauffement climatique engendre catastrophes sur catastrophes: montée des océans, submersion marines, inondations tragiques, sècheresses dévorantes, méga-incendies. N'en sommes-nous pas les témoins et les victimes directes, en Asie, en Océanie, en Afrique, en Europe et aux Amériques ?
Que faisons-nous individuellement et collectivement ? Les gouvernements ont bougé, mais ils n’agissent pas assez vigoureusement et courageusement, malgré des progrès réels et la mise en place d’outils de recherche et d’étude, tel le GIEC. Aujourd'hui même, lors de la présentation de son plan de "réindustrialisation de la France", le président, Emmanuel Macron, n'a-t-il pas osé déclarer qu'il fallait "faire une pause réglementaire" dans les efforts environnementaux de l'Union européenne ?
Le Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat est un thermomètre efficace et précis, doublé d’une compétence diagnostique performante. Il n’est en rien un remède en lui-même, une thérapie magique. Il révèle nos défaillances, nos carences et nos fautes contre la nature et contre nous-mêmes. Sans l’intervention et l’action de chacune et chacun, rien ne changera.
Heureusement, une grande partie de la jeunesse a compris l'importance des enjeux et des défis auxquels l'humanité est confrontée. Elle se mobilise largement et tourne aussi son regard vers les anciennes générations, vers les Vieux que nous sommes. Ils disent: qu'avez-vous fait pour empêcher cela, alors que vous saviez ou que vous ne vouliez pas savoir ? Qu'est-ce que vous nous léguez ?
Qu'avons-nous fait en réalité, si ce n'est hérité d'une naissance au bon moment et au bon endroit ? Si ce n'est jouir d'une période de croissance et d'un système des retraites par répartition qui nous est encore favorable, mais dont chacun sait qu'il n'est plus viable tel quel à terme ?
Les Vieux d’aujourd’hui ne sont évidemment pas seuls responsables du désastre. Celui-ci vient de loin, de la révolution industrielle, de l'intensification productive et de l’accélération de nos modes de vie voraces. Mais les Vieux ont eu maintes occasions de savoir. Nous savions. En 1962, Rachel Carson, une zoologiste américaine, a publié un essai intitulé "Printemps silencieux", dans lequel elle alertait l'opinion publique internationale sur l'état inquiétant de la biodiversité et de sa mort programmée. Dans les année’70, le Club de Rome a diffusé chaque année un rapport factuel et détaillé sur la pollution mondiale et le réchauffement climatique. René Dumont, écologiste avant l’heure et candidat à l’élection présidentielle française de 1974, n’a cessé d’interpeller les Français et les Européens quant aux conséquences écologiques dramatiques d'un mode de développement effréné.
Oui, nous savions, nous les Vieux, et nous n'avons rien fait ou si peu. Nous nous sommes assis sur ces rapports, nous avons ignoré tous les lanceurs d'alerte de l'époque et ceux qui ont suivi, au temps où nous étions jeunes, dans la force de l'âge, en capacité de changer, si pas le monde, du moins ses déviances mortifères. Depuis, n'avons-nous pas persisté et signé notre forfait ? Nous sommes arrivés à l'ultime terme de l'existence, avant que la confusion mentale, les limbes cérébrales et l'immobilisation forcée ne nous gagnent et ne finissent par nous achever, nous, les Mamy et Papy boomers.
Reste à espérer que l'explosion des naissances après 1945, qui fut une chance pour la prospérité, et que la somme des petites et grandes lâchetés ne précipite pas, de manière irréversible, nos poursuivants dans un chaos ingérable. Ce serait ajouter aux fruits du hasard et des nécessités, dont nous ne sommes comptables que pour la partie du libre arbitre, une irresponsabilité ontologique. Pour la contingence, n'avons-nous pas tous bénéficié ou payé le prix de ses carrefours aléatoires ?
Chacun se dira peut-être avoir fait assez, "comme j'ai pu". Il ne serait pas juste de faire porter le chapeau et le fardeau sur le seul individu. Mais nous pouvons reconnaître avec lucidité que nous sommes toutes et tous coresponsables. Remords et regrets n'y changeront rien. Le procès en accusation qui est porté directement ou de manière subliminale contre nous, les Vieux, nous semble cependant légitime. Il devrait appeler nos générations à un examen de conscience. Nous ne serons jamais jugés par un tribunal pénal. Mais il est probable que l'Histoire retiendra de notre passage un bilan contrasté et sévère. Cela ne nous empêchera pas de dormir ce soir et de mourir un jour. Quoi qu'il en soit, demain, l'énormité des pertes risque de renvoyer tout profit aux calendes grecques. Le 11 mai 2023.